Lorsque, le 31 mars, une douzaine de pilotes de China Eastern Yunnan Airlines ont voulu se mettre en grève pour appuyer des revendications salariales, ils ont décollé comme prévu de Kunming avec leurs passagers. Mais au lieu d'atterrir à la destination prévue, ils ont fait demi-tour et sont revenus se poser les uns après les autres à Kunming, en prétextant de mauvaises conditions météorologiques. Deux semaines plus tôt, quarante pilotes de Shanghai Airlines s'étaient, eux, mis en congé maladie le même jour.
Ces jours-ci, les chauffeurs de taxi des grandes villes de Chine ne s'embarrassent pas de ce genre de subtilités. Depuis le début du mois, une demi-douzaine de grèves de chauffeurs de taxi ou d'autobus ont éclaté dans différentes villes chinoises, grâce à des mots d'ordre lancés par SMS. A Shanghaï, le maire, Han Zheng, a carrément pris les devants en invitant, le 18 novembre, dix chauffeurs de taxi et six chauffeurs de bus dans son bureau pour désamorcer toute velléité de trouble de l'harmonie sociale. Dans une ville qui compte quelque 150 compagnies de taxis et 100 000 chauffeurs, mieux vaut prévenir que guérir.
Selon le quotidien de Hongkong South China Morning Post, la rencontre a permis aux représentants des chauffeurs de taxi et de bus de dire ce qu'ils avaient sur le coeur ; le maire leur a promis de mettre à leur disposition une ligne téléphonique, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur laquelle ils pourraient exprimer leurs revendications, et d'organiser de nouvelles consultations.
Le maire a sans doute bien fait d'anticiper, car si les chauffeurs de Shanghaï lisent la presse, ils ont pu voir comment, en deux jours, leurs collègues de Chonqing ont obtenu satisfaction... et qui sait, cela leur a peut-être donné des idées. Selon le récit du conflit fait par le magazine économique Caijing, lundi matin 3 novembre, sans crier gare, 8 000 chauffeurs de taxi de Chonqing (13 millions d'habitants) refusent de prendre des passagers, pour protester contre la baisse de leurs revenus et le prix de la location quotidienne des véhicules. Chaos, les gens s'entassent dans les bus, les grévistes attaquent les rares taxis qui travaillent.
Le secrétaire du parti local, Bo Xilai, " convoque ses chefs de département pour analyser la grève " et fait prendre quelques mesures immédiates pour améliorer la situation en ville. Mais c'est ce que l'on appellerait chez nous " la gestion de la communication " qui est le plus stupéfiante. En deux jours, les autorités locales vont tenir quatre conférences de presse : " A l'âge d'Internet, inutile d'essayer de cacher les choses, dit le porte-parole de la municipalité, Zhou Bo. Cela ne fera qu'aggraver la situation. " Bo Xilai organise une réunion avec quarante chauffeurs de taxi, vingt représentants des usagers, cinq responsables de compagnies de taxi et deux représentants de stations d'essence. Les débats sont diffusés en direct sur une chaîne de télévision locale, une radio, les sites Internet de l'agence Xinhua et du Quotidien du peuple. " Bo et les autres responsables se sont assis parmi les chauffeurs de taxi, aucune place n'était attribuée, écrivent les reporters de Caijing. L'atmosphère était détendue. La discussion a duré trois heures, les gens se sont exprimés librement. "
A la fin de la réunion, Bo prend plusieurs engagements pour répondre aux revendications des taxis. Et il accepte l'idée, exprimée maintes fois depuis 2005, de la création d'une association des chauffeurs de taxi. Mais, s'étonne Caijing, " une association de chauffeurs de taxi, organisée et puissante, ne finirait-elle pas par s'opposer au gouvernement ? ". Réponse du porte-parole officiel : " Nous ne voyons pas cette association comme une rivale ou comme un adversaire, mais comme un canal de communication pour mieux comprendre les demandes des chauffeurs. "
Pas de panique : ce n'est pas Solidarnosc. Mais outre que, le 5 novembre au matin, la totalité des chauffeurs avait repris le travail, l'épisode est riche en enseignements. Les grèves ne sont pas nouvelles en Chine ; ce qui est nouveau, c'est la stratégie des autorités de donner la possibilité aux grévistes d'exprimer leurs revendications, de les écouter et, éventuellement, de les satisfaire, afin d'éviter que les conflits sociaux ne dégénèrent en troubles de l'ordre public à grande échelle, en ces temps de licenciements et d'incertitude économique.
L'autre nouveauté, c'est l'utilisation d'une transparence mesurée, dans les médias, pour désamorcer la tension. Plutôt que de laisser les rumeurs et les " citoyens reporters " faire leur oeuvre incontrôlée sur Internet, les maîtres de la propagande ont diffusé des instructions qui, selon l'agence Reuters, autorisent les médias à rendre compte des conflits sociaux. " Nous avons remarqué que d'être les premiers à donner l'information nous sert ", dit un responsable du Parti communiste. Il s'agit, a souhaité le président Hu Jintao en juin lors d'une visite au Quotidien du peuple, de " reprendre l'initiative ". Le risque, c'est que quelques esprits audacieux, poussés par la masse d'informations circulant sur Internet, ou simplement des journalistes soucieux de faire leur travail, ce qui arrive même dans la presse chinoise, poussent la logique de la transparence jusqu'au bout. Déjà vu ?
Sylvie Kauffmann
25 novembre 2008
Lettre d'Asie